32
En arrivant au ponton, Wallander eut tout de suite la certitude que c’était le bon endroit : exactement tel qu’il l’avait imaginé. La réalité, telle qu’elle se présentait, à environ, dix kilomètres à l’est d’Ystad, coïncidait avec l’image qu’il s’en était faite. Ils avaient roulé le long de la côte et s’étaient arrêtés en voyant un homme en short, avec un tee-shirt publicitaire pour le golf de Malmberget, qui leur faisait des signes. Il les avait guidés vers un chemin dissimulé, et ils avaient tout de suite trouvé le ponton invisible de la route. Ils s’étaient arrêtés là pour ne pas effacer les traces de voitures. Le laborantin s’appelait Erik Wiberg et avait une cinquantaine d’années ; il leur expliqua qu’il habitait l’été une petite cabane au nord de la route et qu’il allait souvent s’installer sur ce ponton pour lire le journal le matin. Ce matin-là, le 29 juin, il n’avait pas failli à son habitude. Il avait vu des traces de pneus et des taches noires sur le bois foncé du ponton. Mais il n’y avait pas vraiment prêté attention. Le jour même, il était parti en Allemagne avec sa famille. Ce n’est qu’à son retour, quand il avait lu dans le journal que la police recherchait le lieu du crime, probablement situé au bord de la mer, qu’il avait repensé à ces taches brunes. Comme il travaillait dans un laboratoire où il faisait souvent des analyses de sang de bétail, il était à même d’affirmer que les taches sur le ponton ressemblaient à du sang.
Nyberg, qui était arrivé en voiture juste après Wallander et les autres, se mit à genoux pour examiner les traces de pneus. Une rage de dents le rendait plus bougon que jamais. Wallander était le seul auquel il supportait de parler.
— Ça pourrait bien être la Ford de Fredman, dit-il. Mais il faut vérifier ça sérieusement.
Ils allèrent ensemble sur le ponton. Wallander constata qu’ils avaient eu de la chance. La sécheresse de l’été leur était favorable. S’il avait plu, ils auraient eu du mal à repérer quoi que ce soit. Il chercha confirmation auprès de Martinsson, qui n’avait pas son pareil pour se souvenir du temps qu’il avait fait.
— Il a plu après le 28 juin ? demanda-t-il.
La réponse de Martinsson vint immédiatement.
— Il est tombé des trombes d’eau le matin de la Saint-Jean. Après, plus rien.
— Bon, alors, interdisons l’accès à ce secteur, dit Wallander en faisant signe à Ann-Britt Höglund.
Elle alla téléphoner pour demander du personnel.
— Faites attention où vous mettez les pieds, ajouta Wallander.
Il s’arrêta au début du ponton pour regarder les taches de sang, toutes à peu près concentrées dans la première moitié de ce ponton de quatre mètres de long. Il se retourna et regarda vers la route. On entendait les voitures. En revanche, on ne les voyait pas. Il ne vit passer que le toit d’un camion surélevé. Une idée lui vint. Ann-Britt était toujours au téléphone, en train de parler avec Ystad.
— Demande-leur d’apporter une carte, dit-il. Une carte qui couvre Ystad, Malmö et Helsingborg.
Puis il alla au bout du ponton et regarda l’eau. Le fond était caillouteux. Erik Wiberg se tenait sur la rive, un peu plus loin.
— Où se trouve la maison la plus proche ? demanda Wallander.
— À deux cents mètres environ, répondit Wiberg. De l’autre côté de la route. Vers l’est.
Nyberg vint sur le ponton.
— Il va falloir plonger ? demanda-t-il.
— Oui, dit Wallander. On va commencer sur un rayon de vingt-cinq mètres autour du ponton.
Puis il montra les marques dans le bois.
— Empreintes digitales, dit-il. Si Björn Fredman a été tué ici, on a dû le ligoter. Notre tueur se promène pieds nus et il n’a pas de gants.
— Qu’est-ce que nos plongeurs doivent chercher ?
Wallander réfléchit.
— Je ne sais pas. Voyons s’ils trouvent quelque chose. Mais tu vas certainement trouver des traces d’algues sur la rive entre l’endroit où les traces de pneus s’arrêtent et le ponton.
— La voiture n’a pas fait demi-tour. Il est remonté en marche arrière. Il n’a pas pu voir si des voitures arrivaient. Donc, il n’y a que deux possibilités. S’il n’est pas complètement fou.
Wallander fronça les sourcils.
— Il est fou, dit-il.
— Pas de cette manière-là, dit Nyberg.
Wallander comprit ce qu’il voulait dire. Il n’aurait pas pu remonter sur la route en marche arrière s’il n’avait pas quelqu’un avec lui pour lui faire signe que la route était libre. Ou alors ça s’était passé la nuit. Quand la lueur des phares suffisait pour savoir si on pouvait retourner sur la route.
— Il n’avait personne avec lui, dit Wallander. Et nous savons que ça a dû se passer la nuit. La question est seulement de savoir pourquoi il a jeté le corps de Fredman dans cette tranchée devant la gare d’Ystad.
— Il est fou, dit Nyberg. Tu l’as dit toi-même.
Quelques minutes plus tard, la voiture arriva avec la carte. Wallander demanda un stylo à Martinsson et alla s’asseoir sur un rocher. Il traça des cercles autour d’Ystad, de Bjäresjö et de Helsingborg. Il pointa en dernier le ponton, qui se trouvait juste à côté de la petite route qui menait à Charlottenlund. Il inscrivit un numéro sur ce dernier point. Puis il appela Ann-Britt Höglund, Martinsson et Svedberg qui venait d’arriver et qui avait troqué sa casquette contre un chapeau de soleil sale. Il montra la carte.
— Voilà ses déplacements. Et les lieux des crimes. On peut voir un motif géométrique, comme toujours.
— Une rue, dit Svedberg. Avec Ystad et Helsingborg aux extrémités. Le scalpeur de la côte sud.
— Je ne trouve pas ça drôle, dit Wallander.
— Je n’essaie pas de faire de l’humour, protesta Svedberg. Je ne fais que dire les choses comme elles sont.
— En gros, ça doit coller, dit Wallander. C’est un secteur limité. Il y a eu un meurtre dans Ystad. Peut-être un autre meurtre ici, nous n’en sommes pas encore certains ; le cadavre est ensuite emmené jusqu’à Ystad. Un meurtre a eu lieu tout près, à Bjäresjö, où l’on retrouve également le corps. Enfin, nous en avons un à Helsingborg.
— Tout se passe pratiquement autour d’Ystad, dit Ann-Britt. Cela sous-entend-il que l’homme que nous cherchons habite dans cette ville ?
— À l’exception de Björn Fredman, toutes les victimes ont été retrouvées chez elles, ou près de chez elles, dit Wallander. C’est la carte des victimes, pas celle du meurtrier.
— Alors il faudrait entourer Malmö aussi, dit Svedberg. C’est là qu’habitait Björn Fredman.
Wallander entoura Malmö. Le vent tirait sur la carte.
— Maintenant, ce n’est plus la même figure géométrique. C’est un angle droit, plus une route. Avec Malmö au milieu.
— Chaque fois, c’est Björn Fredman qui se singularise, dit Wallander.
— Peut-être devrions-nous tracer un nouveau cercle, autour de l’aéroport. Qu’est-ce que ça donne ?
— Un mouvement, dit Wallander. Autour du meurtre de Fredman.
Ils savaient qu’ils approchaient.
— Rectifiez si je me trompe, poursuivit-il. Björn Fredman habite Malmö. Il part avec celui qui va le tuer. Prisonnier ou non, il part vers l’est dans la Ford. Ils arrivent ici. C’est ici qu’il est tué. Le voyage continue vers Ystad. Le corps est jeté au fond d’une tranchée recouverte par une bâche à Ystad. Puis la camionnette retourne vers l’est. On la gare à l’aéroport, à peu près à mi-chemin entre Malmö et Ystad. Et là, toutes les traces s’arrêtent.
— Il y a plein de moyens de repartir de Sturup, dit Svedberg. Les taxis, les bus qui font la navette, des voitures de location. Un autre véhicule qu’on a garé auparavant dans le parking.
— En d’autres termes, ça veut dire qu’il y a peu de chances que le meurtrier habite Ystad, dit Wallander. Ça pourrait plaider en faveur de Malmö. Ou de Lund. Ou encore de Helsingborg. Et pourquoi pas de Copenhague ?
— Si tant est qu’il n’est pas en train de nous mener sur une fausse piste, dit Ann-Britt Höglund. Et qu’il habite en fait à Ystad. Mais qu’il préfère qu’on ne s’en aperçoive pas.
— C’est possible, dit Wallander en hésitant. Mais j’ai peine à le croire.
— Il faut donc nous concentrer sur Sturup plus que nous ne l’avons fait jusqu’à présent, dit Martinsson.
Wallander hocha la tête.
— Je crois que l’homme que nous recherchons roule en moto. Nous en avons déjà parlé. On a d’ailleurs peut-être aperçu une moto à Helsingborg, devant la maison où Liljegren est mort. Des témoins ont peut-être vu quelque chose. Sjösten est là-dessus pour le moment. Des renforts nous arrivent cet après-midi, et nous pourrons faire une enquête sérieuse sur les moyens de transport à partir de Sturup. Nous recherchons un homme qui y a garé la Ford entre le 28 et le 29 juin. Il est reparti de là par un moyen quelconque. Si toutefois il ne travaille pas là-bas.
— Impossible de répondre à cette question, dit Svedberg. À quoi ressemble ce monstre ?
— Nous ne savons rien de son visage, dit Wallander. Par contre, nous savons qu’il est fort. En plus, un soupirail à Helsingborg nous indique qu’il est maigre. La somme de ces deux informations nous donne quelqu’un de très sportif. Dont on peut penser en plus qu’il se promène pieds nus.
— Tu viens de parler de Copenhague, dit Martinsson. Cela veut-il dire que ça pourrait être un étranger ?
— Je ne pense pas, répondit Wallander. Je crois que nous avons affaire à un tueur en série cent pour cent suédois.
— Il n’y a pas beaucoup d’indices, dit Svedberg. On n’a pas trouvé un seul cheveu ? Il est blond ou brun ?
— On ne sait pas, dit Wallander. À en croire Ekholm, il semble peu vraisemblable qu’il cherche à éveiller l’attention. Nous n’avons aucun moyen de dire comment il est habillé quand il commet ses meurtres.
— Est-ce qu’on peut donner un âge à ce type ? demanda Ann-Britt.
— Non, dit Wallander. Ses victimes sont des hommes âgés. En dehors de Björn Fredman. Le fait qu’il soit sportif, qu’il marche nu-pieds et qu’il roule en moto ne donne pas à penser qu’il soit plutôt âgé. Impossible de deviner.
— Plus de dix-huit ans, dit Svedberg. S’il roule en moto.
— Ou de seize ans, ajouta Martinsson. S’il a une mobylette.
— Ne pourrait-on pas partir de Björn Fredman ? demanda Ann-Britt. Il se distingue des autres qui sont nettement plus âgés. On pourrait peut-être imaginer que Björn Fredman et celui qui l’a assassiné avaient à peu près le même âge. Il aurait donc moins de cinquante ans. Parmi les gens de cet âge-là, il y en a pas mal qui sont assez sportifs.
Wallander regarda ses collègues d’un œil morose. Ils avaient tous moins de cinquante ans, Martinsson était le plus jeune avec ses trente ans et quelque. Mais aucun d’entre eux n’était particulièrement sportif.
— Ekholm est en train de peaufiner ses esquisses de profil psychologique, dit Wallander en se levant. Il faut que chacun d’entre nous relise ce profil tous les jours. C’est important, ça peut nous donner des idées.
Norén vint à la rencontre de Wallander, un téléphone portable à la main. Wallander s’accroupit, face au vent. C’était Sjösten.
— Je crois que j’ai quelqu’un pour toi, dit-il. Une femme qui a participé à trois fêtes dans la villa de Liljegren.
— Bien, dit Wallander. Quand pourrai-je la voir ?
— Quand tu veux.
Wallander regarda sa montre. Il était midi vingt.
— Je serai chez toi à trois heures de l’après-midi au plus tard, dit-il. Au fait, nous pensons avoir trouvé l’endroit où Björn Fredman est mort.
— J’ai entendu dire ça, dit Sjösten. J’ai aussi appris que Ludwigsson et Hamrén venaient de Stockholm. Des types bien, tous les deux.
— Comment ça se passe avec les témoins qui ont vu un homme en moto ?
— Ils n’ont pas vu d’homme. Par contre, ils ont vu une moto. Nous essayons de déterminer de quel modèle il s’agit. Mais ce n’est pas facile. Les deux témoins sont âgés. En plus, ce sont des passionnés de sport et de santé qui ont horreur de tous les véhicules à moteur. Pour finir, si ça se trouve, on va apprendre qu’ils ont vu une brouette.
Il y eut un craquement dans le téléphone. Leur conversation disparut dans un souffle de vent. Nyberg était devant le ponton en train de frotter sa joue enflée.
— Comment ça va ? demanda Wallander.
— J’attends les plongeurs, répondit Nyberg.
— Tu as très mal ?
— C’est une dent de sagesse.
— Fais-la arracher.
— C’est ce que je vais faire. Mais d’abord, je veux que les plongeurs arrivent.
— C’est du sang, ce qu’on voit sur le ponton ?
— C’est pratiquement certain. Ce soir au plus tard, je pourrai même te dire si ce sang a coulé dans les veines de Björn Fredman.
Wallander quitta Nyberg et annonça à ses collègues qu’il partait pour Helsingborg. En remontant vers sa voiture, il se souvint d’une chose qui lui était sortie de la tête. Il redescendit.
— Louise Fredman, dit-il à Svedberg. Est-ce que Per Åkeson est arrivé à quelque chose ?
Svedberg ne savait pas. Mais il promit d’en parler à Åkeson.
Wallander reprit la route vers Charlottenlund : le meurtrier avait bien choisi l’endroit où il avait tué Fredman. La maison la plus proche était suffisamment loin pour qu’on ne puisse pas entendre ses cris. Il rejoignit la E 65 et prit la route de Malmö. Le vent faisait vibrer la carrosserie de la voiture. Mais il n’y avait toujours pas un nuage. Il pensa à la discussion qu’ils avaient eue autour de la carte. Plusieurs arguments amenaient à penser que le meurtrier habitait Malmö. En tout cas, il n’habitait pas Ystad. Mais pourquoi avait-il pris la peine de jeter le corps de Björn Fredman dans une tranchée devant la gare ? Ekholm aurait-il raison ? Serait-il en train de lancer des défis à la police ? Wallander bifurqua vers Sturup, dans l’idée qu’il pouvait faire un saut jusqu’à l’aéroport. Mais il changea d’avis. Qu’est-ce qu’il avait à y faire ? La conversation qui l’attendait à Helsingborg était plus importante. Il obliqua vers Lund, en se demandant quel type de femme Sjösten lui avait trouvé.
Elle s’appelait Elisabeth Carlén. Elle était assise en face de Wallander au commissariat de Helsingborg, dans le bureau qui servait habituellement à l’inspecteur Waldemar Sjösten. Il était seize heures et la femme, qui avait la trentaine, venait d’entrer dans le bureau. Wallander lui avait serré la main, en songeant qu’elle lui rappelait la femme pasteur qu’il avait rencontrée la semaine précédente à Smedstorp. Était-ce parce qu’elle était habillée tout en noir et qu’elle était très maquillée ? Il lui avait proposé de s’asseoir, tout en constatant que lia description que lui en avait faite Sjösten était d’une précision frappante. Il avait dit qu’elle était attirante justement parce qu’elle considérait les gens autour d’elle avec une expression froide et distante. Pour Wallander, c’était comme si elle avait décidé d’être un défi pour tous les hommes qui l’approchaient. Il n’avait jamais vu un regard comme le sien. Avec un tel mélange de mépris et d’intérêt. Wallander se remémora son histoire en silence pendant qu’elle allumait une cigarette. Sjösten avait été d’une concision et d’une précision exemplaires.
— Elisabeth Carlén est une prostituée, avait-il dit. La question est de savoir si elle a jamais été autre chose depuis l’âge de vingt ans. Elle a quitté l’école et a travaillé ensuite comme serveuse sur un ferry entre la Suède et le Danemark. Elle en a eu assez et elle a ouvert un magasin avec une amie. Ça n’a pas marché du tout. Pour ouvrir la boutique, elle avait contracté un emprunt pour lequel ses parents s’étaient portés garants. Après cela, elle s’est fâchée avec eux, et elle a mené une vie assez dissipée. Copenhague pendant un temps, puis Amsterdam. À dix-sept ans, elle a fait de la prison pour avoir tenté de passer un lot d’amphétamines. Elle en prenait certainement elle-même, mais semblait contrôler sa consommation. C’est à cette époque que je l’ai rencontrée pour la première fois. Ensuite elle a disparu pendant quelques années, des trous noirs dont je ne sais pas grand-chose. Et voilà qu’elle resurgit à Malmö dans un bordel bourgeois très bien camouflé.
Wallander avait interrompu Sjösten à ce point de son exposé.
— Il y a toujours des bordels ? s’était-il étonné.
— Des maisons de prostituées, alors, avait dit Sjösten. Appelle ça comme tu veux. Bien sûr que ça existe. Vous n’en avez pas, à Ystad ? Patience, ça va venir.
Wallander n’avait plus rien demandé. Sjösten avait repris le fil de son exposé.
— Évidemment, elle ne fait jamais le trottoir. Elle exerce à domicile. Elle s’est constitué son propre réseau de clients. Apparemment, elle a quelque chose de spécial qui lui donne une valeur marchande vertigineuse. Elle ne passe même pas par les petites annonces qu’on publie dans certains magazines pornographiques. Tu peux toujours lui demander ce qui la rend si spéciale. Ça pourrait être intéressant de le savoir. Ces dernières années, on a commencé à la voir dans les circuits qui touchent parfois Åke Liljegren. On la voit dans des restaurants, avec un certain nombre de ses directeurs. Stockholm note qu’elle apparaît de temps à autre dans des occasions pas très reluisantes, où la police a quelques raisons de s’intéresser à l’homme ou aux hommes aux bras desquels elle se trouve. Voilà Elisabeth Carlén, en bref. Une prostituée suédoise plutôt prospère, en résumé.
— Pourquoi l’as-tu choisie ?
— Elle est sympathique. J’ai parlé plusieurs fois avec elle. Elle n’a pas froid aux yeux. Si je lui dis qu’on ne la soupçonne de rien en particulier, elle me croira. Je pense qu’elle a aussi l’instinct de conservation d’une prostituée. En d’autres termes, elle a l’œil pour un certain nombre de choses. Elle n’aime pas les policiers. Mais elle a conscience que la meilleure manière de ne pas avoir affaire à nous est de bien se tenir avec des gens comme toi et moi.
Wallander accrocha sa veste et repoussa un certain nombre de papiers sur le bureau. Elisabeth Carlén fumait. Elle suivait tous ses gestes du regard. Wallander pensa à un oiseau aux aguets.
— On t’a déjà dit qu’il n’y a rien contre toi, commença-t-il.
— Åke Liljegren a été rôti dans sa cuisine. Je n’ai pas vu son four. Il est très sophistiqué. Mais ce n’est pas moi qui l’ai mis en marche.
— Nous ne le pensons pas non plus. Ce que je recherche, c’est des informations. J’essaie de me faire une image. J’ai un cadre vide. Je voudrais y mettre une photographie. Prise à une des fêtes de Liljegren. Je voudrais que tu me montres ses invités.
— Non, répondit-elle. Ce n’est pas du tout ça que tu veux. Tu veux que je te dise qui l’a tué. Mais je ne peux pas te le dire.
— Qu’as-tu pensé quand tu as appris la mort de Liljegren ?
— Je n’ai pas pensé. J’ai éclaté de rire.
— Pourquoi ? C’est rarement comique, la mort de quelqu’un.
— Il avait d’autres projets que de mourir dans son propre four. Un mausolée dans un cimetière à côté de Madrid. C’est là qu’il voulait être enterré, tu ne savais pas ? Un entrepreneur était en train d’élever le mausolée d’après ses propres dessins. En marbre de Carrare. Et il est mort dans son propre four. Je crois que ça l’aurait fait rire lui aussi.
— Ses fêtes. Revenons à ses fêtes. On m’a dit que c’étaient des fêtes d’une grande violence.
— Elles l’étaient.
— Dans quel sens ?
— Dans tous les sens.
— Tu ne peux pas être un peu plus précise ?
Elle aspira quelques profondes bouffées de cigarette. Pendant tout ce temps, elle garda ses yeux plongés dans ceux de Wallander.
— Åke Liljegren aimait faire se rencontrer des gens qui avaient la capacité de vivre les choses à fond. Des gens insatiables. Insatiables de pouvoir, de richesse, de sexe. En plus, Liljegren avait la réputation d’être fiable. Il créait une zone de sécurité autour de ses invités. Pas de caméras cachées, pas d’espions. Rien n’a jamais transpiré de ces fêtes. Il savait aussi quelles femmes il fallait inviter.
— Des femmes comme toi ?
— Des femmes comme moi.
— Et qui encore ?
Elle ne sembla pas comprendre sa question.
— Qu’y avait-il comme autres femmes ?
— Ça dépendait des souhaits.
— Quels souhaits ?
— Ceux des invités. Des hommes.
— Quel type de souhaits ?
— Il y avait ceux qui voulaient que je sois là.
— J’ai compris. Qui d’autre ?
— Je ne te donnerai pas de nom.
— Qui étaient-elles ?
— Des jeunes, des encore plus jeunes, des blondes, des brunes, des noires. Des plus vieilles parfois, de temps en temps une ou deux plus rondes. Ça changeait.
— Tu les connaissais ?
— Pas toujours. Pas souvent.
— Comment se les procurait-il ?
Elle éteignit sa cigarette, en alluma une nouvelle avant de répondre. Elle ne le quitta pas des yeux même pour écraser son mégot.
— Tu veux savoir comment un type comme Åke Liljegren se procurait ce qu’il voulait ? Il avait énormément d’argent. Il avait des collaborateurs. Des relations. Il était capable d’aller chercher une fille en Floride pour la faire participer à une fête. Elle ne se doutait pas qu’elle était venue faire un tour en Suède. Et encore moins à Helsingborg.
— Tu dis qu’il avait des collaborateurs. Qui étaient-ils ?
— Ses chauffeurs. Son assistant. Il avait souvent un maître d’hôtel personnel avec lui. Anglais, bien sûr. Mais il en changeait.
— Comment s’appelait-il ?
— Pas de nom.
— Nous les aurons de toute façon.
— Sans doute. Mais ce n’est pas pour ça que moi, je vous les donnerai.
— Que se passerait-il si tu me donnais des noms ?
La question ne sembla pas l’émouvoir le moins du monde.
— Il se pourrait que je meure. Peut-être pas la tête dans un four. Mais d’une façon au moins aussi désagréable.
Wallander réfléchit un instant avant de poursuivre. Il avait compris qu’il n’obtiendrait pas un seul nom d’Elisabeth Carlén.
— Combien de ses invités étaient des personnalités ?
— Beaucoup.
— Des politiciens ?
— Oui.
— L’ancien ministre Gustaf Wetterstedt ?
— J’ai dit que je ne te donnerais pas de nom.
Il s’aperçut soudain qu’elle lui donnait une information. Il y avait un message caché dans ses mots. Elle savait qui était Gustaf Wetterstedt. Mais il n’était jamais venu à une fête.
— Des hommes d’affaires ?
— Oui.
— L’homme d’affaires Arne Carlman ?
— Il s’appelait vraiment presque comme moi ?
— Oui.
— Tu n’auras pas de nom. Je ne vais pas le répéter. Sinon je me lève et je m’en vais.
Lui non plus, pensa Wallander. Ses signaux étaient très clairs.
— Des artistes ? Ce qu’on appelle des célébrités ?
— Une fois ou deux. Mais rarement. Je crois qu’Åke ne leur faisait pas confiance. Avec raison, sans doute.
— Tu as parlé de filles très jeunes. Des filles brunes. Des filles aux cheveux bruns ? Ou des filles à la peau brune ?
— Oui.
— As-tu le souvenir d’avoir rencontré une fille qui s’appelait Dolores Maria ?
— Non.
— Une fille qui venait de la République dominicaine ?
— Je ne sais même pas où ça se trouve.
— Te souviens-tu d’une fille qui s’appelait Louise Fredman ? Dix-sept ans ? Peut-être moins ? Les cheveux blonds ?
— Non.
Wallander donna une autre direction à leur conversation. Elle ne semblait pas s’être encore lassée.
— Les fêtes étaient violentes ?
— Oui.
— Raconte.
— Tu veux des détails ?
— Volontiers.
— Des descriptions de corps nus ?
— Pas nécessairement.
— C’étaient des orgies. Le reste, tu peux l’imaginer.
— Tu crois ? Je n’en suis pas certain.
— Si je me déshabillais et m’allongeais sur ton bureau, ce serait assez inattendu. C’est à peu près ça.
— Des événements inattendus ?
— C’est comme ça quand des gens insatiables se rencontrent.
— Des hommes insatiables ?
— Exactement.
Wallander se fit un résumé rapide dans sa tête. Il ne faisait qu’effleurer la surface.
— J’ai une proposition à te faire, dit-il. Et une dernière question.
— Je suis toujours là.
— Ma proposition est que tu me donnes la possibilité de te revoir encore une fois. Bientôt. Dans quelques jours.
Elle hocha la tête. Wallander eut le désagréable sentiment de passer une sorte de marché. Cela lui rappela vaguement les moments épouvantables qu’il avait connus aux Antilles, quelques années auparavant.
— Ma question est simple, dit-il. Tu m’as parlé des chauffeurs de Liljegren. Et de ses serviteurs personnels qui changeaient. Mais tu m’as dit qu’il avait un assistant. Il n’y en avait pas plusieurs. Ça colle ?
Il remarqua un léger flottement dans son attitude. Elle se rendait compte qu’elle en avait trop dit, même sans dire de nom.
— Cette conversation ne sortira pas de mon carnet, dit Wallander. J’ai bien entendu ou non ?
— Tu as mal compris, dit-elle. Bien sûr qu’il avait plus d’un assistant.
Donc j’ai bien entendu, pensa Wallander.
— Alors ça suffira pour aujourd’hui, dit-il en se levant.
— Je sortirai quand j’aurai fini ma cigarette, répondit-elle.
Pour la première fois de leur entretien, elle le quitta du regard.
Wallander ouvrit la porte qui donnait dans le couloir. Sjösten était assis sur une chaise et lisait un magazine sur les bateaux. Wallander hocha la tête. Elle éteignit sa cigarette, se leva et lui serra la main. Quand Sjösten revint après l’avoir accompagnée, il trouva Wallander à la fenêtre en train de la regarder monter dans sa voiture.
— Ça s’est bien passé ? demanda Sjösten.
— Peut-être, dit Wallander. Elle était d’accord pour me revoir encore une fois.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— En fait, rien.
— Et tu trouves ça bien ?
— C’est ce qu’elle ne sait pas qui m’intéresse, dit Wallander. Je voudrais qu’on surveille la maison de Liljegren nuit et jour. Je voudrais aussi que tu surveilles Elisabeth Carlén. Tôt ou tard, il surgira quelqu’un à qui nous aurons besoin de parler.
— Ça semble un motif assez creux pour une surveillance, dit Sjösten.
— C’est mon problème, dit doucement Wallander. On m’a confié la direction de l’enquête à l’unanimité.
— Je suis content que ce ne soit pas moi qu’on ait désigné, répondit Sjösten. Tu restes cette nuit ?
— Non, je rentre chez moi.
Ils descendirent au rez-de-chaussée.
— Tu as lu l’histoire de cette jeune fille qui s’est immolée par le feu dans un champ de colza ? demanda Wallander avant qu’ils ne se séparent.
— J’ai lu ça. Une histoire terrible.
— On l’a prise en stop à Helsingborg, poursuivit Wallander. Et elle était terrorisée. Je me demande justement si elle n’aurait pas quelque chose à voir avec tout ça. Bien que ça paraisse assez absurde.
— Il y a des rumeurs associant Liljegren à la traite des Blanches, dit Sjösten. Parmi des milliers d’autres rumeurs.
Wallander le regarda avec attention.
— Un trafic de jeunes filles ?
— Il y a eu des rumeurs qui disaient que la Suède servait de plaque tournante pour le transfert de jeunes filles pauvres d’Amérique du Sud vers des bordels de l’Europe du Sud. Ou de l’Est. Il nous est arrivé de recueillir une ou deux filles qui s’étaient sauvées. Mais nous n’avons jamais rien pu prouver. Ça ne nous empêche pas d’y croire.
Wallander regarda fixement Sjösten.
— Et c’est maintenant que tu me dis ça ?
Sjösten secoua la tête sans comprendre.
— Tu ne m’as pas posé la question avant maintenant.
Wallander resta figé. La jeune fille qui brûlait courait à nouveau dans sa tête.
— Je change d’avis, dit-il. Je reste ici cette nuit.
Il était dix-sept heures. Toujours ce mercredi 6 juillet.
Ils prirent l’ascenseur pour remonter au bureau de Sjösten.